Le nouveau jeu à table : savoir qui a connu l’expérience la plus inattendue, ou bien la plus incroyable, en tout cas le truc auquel on ne s’attendait pas et suffisamment remarquable pour qu’on en parle en famille, à table, le soir. L’idée vient de la petite fille très grande qui propose son lanceur et se garde bien de montrer son jeu. Les autres d’abord. Pour ma part ma journée n’a rien d’inattendu. Que N. se soit montré débile n’a rien d’inattendu. N. est débile tous les jours, ce sont des jours qui ressemblent à leur lendemain et même à leur veille, je ne peux pas dire que N. est débile, parce qu’un enfant n’est jamais débile, en tout cas je me garderais bien de l’affirmer, en tout cas par écrit, on ne peut pas accabler N., N. serait peut-être trop intelligent, mal dans sa peau, en décalage, à tous les coups N. est précoce. S’il est précoce c’est sûr que j’étais en retard pour le constater. Mais à bien y réfléchir, pas grand-chose à raconter, alors je raconte la dernière de N., fulgurance pour les plus optimistes dont pas moi, sinistre constat d’un quartier moribond pour d’autres dont moi, je passe mon tour. Ma moitié qui ne veut pas l’être car elle est trop entière raconte, et ça ressemble à mon N., que sa S. a enfin rompu la glace, le silence, la torpeur, le néant, ça y est elle s’est exprimée, il aura fallu attendre quatre semaines de classe pour qu’elle s’ose, qu’elle livre ce qu’elle a en elle, c’est à propos d’un insecte qui traverse pesamment son pupitre, un innocent insecte qui ne voulait pas se faire remarquer et c’est raté car même S. l’a vu : elle ose lever le doigt ; sa maîtresse s’afflige, elle en attendait tant de son élève mutique ès tiques, mais voilà, S. ose enfin lever le doigt et prendre la parole au passage pour constater qu’un insecte trouble sa nullité. Ô passage. Ma moitié qui pourrait bien être mon double fait répéter parce que deux fois zéro semblent toujours un peu plus que zéro aux bien-pensants et mal comptant. Passons. C’est à ma fille, instigatrice du jeu, qui lève les yeux au ciel en nous racontant comme il est bavard, comme elle est cancan, comme il est bagarreur et comme elle est absente, la vie de classe, la classe, le quotidien. Et puis c’est à mon fils et depuis peu mon fils transpire son collège, après des années (deux) de rétention, ça y est ça parle, on sait, on vit, on partage.
Et toi, des choses à raconter ? des gens bizarres ?
Il répond « Moi » alors on rit, mais alors très fort, comme des lourds, parce que la scène est vraiment drôle et que depuis peu mon fils a le sens de l’autodérision qui est un passeport pour la vie alors nous rions.
Nous croyions qu’il s’agissait d’un moi affirmatif. Mais non tu n’es pas bizarre, mais oui la différence est signe de distinction, mais non il ne faut pas se fondre dans le moule, mais oui nous aimons quand même les moules, ça c’est pour sa sœur qui n’y comprend plus rien.
Il s’agissait d’un « moi » interrogatif voire distanciel. Le petit garçon devenu petit ado en attendant de l’être grand n’a finalement pas très envie de s’étendre sur sa journée. Quelle économie d’énergie pour nous faire rire. Sans le faire exprès, il nous a fait marrer et s’est marré avec nous. Puis il nous raconte les élections de délégués d’élèves auxquelles il a pris soin de prendre part de loin. Un vrai sens politique. Et de l’humour.
Nous votons.
Le suffrage désigne N. Décidément, c’est vraiment le plus con. Et pourtant on s’y attendait.