Il ne faut pas coller des étiquettes aux gens, c’est un vilain défaut que j’ai toujours défendu à mes enfants sans pour autant être personnellement irréprochable, mais il faut dire qu’il y a des gens qui le cherchent. Il ne faut pas coller des étiquettes, sauf à l’hôpital, en particulier au premier sous-sol du hall 4, ou ma fille et moi faisons la queue avant de nous voir remettre une planche format A4 contenant une vingtaine d’étiquettes au nom de ma fille et au numéro de sécurité sociale de son père. Ma fille me demande si elle pourra en garder quelques-unes. Je suis plutôt confiant : peu probable que toutes les étiquettes soient collées dans la matinée. Et là d’un coup ça devient plus fun l’hôpital, parce que même à neuf ans bientôt dix – n’abordons pas le sujet – disposer d’une planche d’étiquettes à son nom, c’est la classe et ça valait la peine de la louper, ce matin-là, la classe.
On est à peu près sûrs d’en sortir vivant de cet hôpital et c’est assez précieux par les temps qui courent : il ne s’agit que d’une imagerie par résonance magnétique, un simple contrôle, rien de méchant, un mal de dos que j’attribue à la croissance et dont j’anticipe une guérison aussi prompte que naturelle, par le truchement de la thérapie par le moindre effort. Hélas mes compétences en médecine sont mal reconnues voire raillées dans la famille. A titre d’exemple je ne crois pas en l’existence des atomes, ou plutôt j’ai cessé d’y croire quand j’ai cessé d’y entendre, c’était en terminale scientifique, d’ailleurs je ne croyais pas trop non plus en cette terminale scientifique. J’ai néanmoins quelques convictions en matière de médecine, entre autres choses je crois à toutes les rémissions par les baisers à condition de ne pas s’en tenir à la posologie. Quand ma fille est revenue de l’école le dos plié en deux, il a bien fallu se résoudre à prendre rendez-vous au CHU.
Nous nous dirigeons donc rigolards vers le service d’imagerie en rivalisant de bons mots, et nous passerions presque un bon moment, étiquettes en main, si la signalisation lumineuse des corridors ne nous rappelait pas à quelque réalisme médical ; je détourne les yeux de la cancérologie et des services Covid (modique feuille de papier blanche scotchée à la porte battante, maudit signe des temps), ma fille ne prend pas le temps de lire, je feins de m’orienter avec maîtrise et flegme dans ce dédale ; en réalité je suis paumé et je transpire.
Nous trouvons néanmoins notre chemin à défaut de notre bonheur (nous l’avons déjà, chacun à côté de soi), et celui-là nous conduit au service d’imagerie médicale. C’est donc la fleur au fusil que entrons puisque, fin connaisseur de la psychologie enfantine et des hôpitaux, j’ai pris soin d’accompagner ma fille à son IRM comme en toute circonstance, c’est-à-dire avec détente et pas mal d’amour sous la charlotte. La réalité nous a rattrapés dans la salle d’attente, où semblait ne plus vraiment attendre une dame allongée dans un brancard, entubée de partout, en tenue d’après-combat, sous les draps jaunes de l’hôpital public, ce jaune pisseux mais qui en a vu d’autres. J’ai cru sentir ma main se crisper ; c’était celle de ma fille. J’aurais dû la préparer à ça. Tous les patients qui passent un IRM n’ont pas forcément des étiquettes dans une main et un papa dans l’autre, et certains patients sont là pour de bonnes raisons.
Elle passe malgré tout son examen avec succès, encore heureux c’est une fille d’instit. Mais alors que nous nous éloignons du CHU, je sens bien qu’il y a comme un petit nuage dans le ciel bleu de ses jolis yeux marron, alors tant pis je crève l’abcès et lui rappelle combien il est incongru de ressortir d’un hôpital de moins bonne humeur qu’on y est entré. Elle me rappelle la dame dans son brancard, je m’y attendais un peu. Je lui explique que l’hôpital est souvent inhospitalier puis je change de sujet : je rebondis sur les étiquettes. Mais les étiquettes, les dames en ont collées trois, avant de jeter les autres.
De toute façon, elle avait changé d’avis. Elle les aurait jetées aussi.