Il y a plusieurs promenades possibles mais bien sûr nous faisions toujours la même, ce qui a contribué à graver les images dans ma mémoire. Puisqu’on la nomme le Moulinet, nous la passons à la moulinette au terme de ce séjour sur la piste des vacances de mon enfance, pèlerinage auquel j’associe mes deux enfants.
Quelques jours auparavant, dans la voiture qui nous conduisait dans la région où j’ai passé la plupart de mes petites et grandes vacances d’enfant, je leur ai proposé trois « packs » : le pack vous voulez tout savoir, le pack seulement ce qui peut éventuellement revêtir un intérêt touristique ou familial, et enfant l’offre discount, celle que j’ai présentée du bout des lèvres pour faire comprendre qu’elle ne suffirait sans doute pas : le pack épargne-moi au maximum même si je veux bien avoir une ou deux anecdotes. Comme ils sont gentils et qu’ils avaient quand même un peu envie d’apprendre comment j’ai pu en arriver là, ils ont adopté le comportement du consommateur prudent et opté pour la formule intermédiaire, certains sans doute que je consentirais à les surclasser si vraiment le produit en valait l’effort.
Je leur avais vendu Ploubalay et c’est à Lanvallay que nous avons débarqué car je m’étais trompé en lisant le dépliant. Première déception car Ploubalay c’est quand même plus drôle, mais la déception a été ravalée dès l’accueil qui nous a été fait par Joséphine que j’ai devinée à l’accent native d’une Bretagne encore plus au nord que la Bretagne nord. Elle nous a expliqué : « le maison appartenait à mon mari qui le a…euh… tout refait, le escalier et le étage, et si vous avez besoin je suis autour, toujours dans le cour en train de faire le jardinage ». La maisonnette est en effet charmante : c’est le dernier bout du bout d’une ancienne grange, murs en granite et minuscules fenêtres, un étage et une mezzanine supplémentaire ont été aménagés et il faut prendre garde à bien rentrer la tête quand on monte les escaliers. Sur ces conseils bienveillants, Joséphine s’est prudemment éclipsée, et nous sommes montés voir. Mon fils s’est cogné la tête, je me suis bugné le dos, ma fille s’est marrée.
La vaste collection de jeux de société attendrait : nous avons repris la voiture et sommes allés voir la ville où habitaient mes grands-parents. Nous avons vu la maison et ils ont été étonnés, « tout ça ? » ont-ils demandé alors je leur ai dit non, pas tout ça, enfin si mais non, et d’ailleurs moi-même je n’étais plus vraiment sûr. Les maisons de la rue ont été construites sur les anciens murs de la ville et chaque jardin surplombe les fossés, c’est vraiment très joli et original, alors bien sûr ils ont été intéressés, mais ça a surtout pris de la valeur à l’évocation de la tortue qui était apparue par miracle dans le jardin de mes grands-parents et qui, un jour, en avait disparu par une toute autre forme de miracle. L’intérêt des touristes ne tient pas à grand-chose et peut sembler parfois ingrat. Je leur pardonne.
Nous sommes descendus sur la Rance et cette promenade m’a paru particulièrement belle. J’ai agrémenté nos pas de différentes anecdotes conformes au package souscrit par mes deux touristes qui commençaient quand-même à lorgner les glaciers et sans doute en faisais-je autant trente-cinq ans en arrière. Nous avons remonté le Jerzual et là j’ai un peu menti en leur disant que je le faisais tous les matins avec mon papi, je crois qu’ils ne m’ont pas cru. Arrivés en haut, mes enfants m’ont poussé dans une boutique de souvenirs. Ceux que je pouvais leur offrir gratuitement et à l’infini ne suffisaient plus.
Nous avons fait ainsi le tour de la ville et des souvenirs qui y sont associés et que je suis heureux d’avoir partagés avec eux. Nous avons bien ri, une fois de plus. Nous n’avons pas fait la visite guidée du château, ça c’est vrai, mais on s’est bien marrés. Dinan, la vallée de la Rance, la côte d’Émeraude. C’est ainsi que nos pas nous ont conduits jusqu’à la promenade du Moulinet qui devait être le point d’orgue du pèlerinage puisque c’est dans le virage de cette superbe promenade qui longe les rochers avant de dévoiler Saint-Malo qu’est né un de mes meilleurs souvenirs d’enfance, souvenir dont je leur ai rabâché les oreilles plus d’une fois et qui n’a eu cesse de prendre de l’ampleur, dans mon imaginaire puis, par procuration, dans celui de mes enfants. Les nombreuses fois où mon grand-père nous y a emmenés marcher, mon frère et moi prenions de l’avance dès les premières encablures de la promenade pour gagner du temps de jeu dans ce virage du Moulinet. Il s’agit d’un renfoncement entre deux gros rochers, recoin au centre duquel ont été préservés dans la coulée du sol en béton deux bouts de granite d’une cinquantaine de centimètres de hauteur et qui nous ont servi de nombreuses fois à jouer à l’intemporel et inoxydable jeu de la marchande. Grâce à ces deux résurgences du rocher, nous avions chacun notre « caisse enregistreuse ». Et voilà donc que s’offre à nous ce lieu inchangé dont j’ai tant parlé à mes enfants.
Voilà, les enfants, c’est ça. C’est là. C’est ça, ma caisse enregistreuse. Enfin la grande, là, c’est celle de votre oncle, et la petite, c’est la mienne. Voilà. On s’asseyait, on jouait, et puis quand mon papi arrivait enfin il fallait repartir.
J’ai beau montrer avec une certaine précision les gestes du caissier et reproduire les bruits évocateurs, ils ne voient que deux bouts de caillou. Passé l’état de sidération, ma fille me demande en inspectant une dernière fois le caillou avec quoi je pouvais bien faire les boutons de la machine. Mon fils crie au canular. Les rôles se sont soudain inversés. Je respire un grand coup l’air marin, je ravale ma fierté, puis je prends quand même la pause et mes enfants la photo. Nous conserverons ainsi un bon souvenir de ce souvenir.